Pascal Quignard: La subversion du langage

Il y a une violence de la pensée , qui est une violence du langage, qui est une violence de l’imaginaire, qui est une violence de la nature. (…) C’est en quoi la littérature pense à la lettre en vérité, pense plus que toute pensée, dès lors que son langage est nu, et pour peu que cette nudité saille réellement, c’est-à-dire se retrouve dans l’élément de l’élan qui la précède.

« Ecrire n’est pas un choix, mais un symptôme Ce n’est pas mon métier, c’est ma vie. » dit Pascal Quignard.
La passion qui lie l’écriture à la vie, lie la vie à une quête insatiable, au « terrible mouvement de l’affamé, du désirant ». Ecrire ne réconcilie pas. Avive, au contraire, la plaie. La quête mène au bord du dicible, là où le langage touche à quelque chose de non langagier qui résiste à toute stratégie discursive, qui exacerbe les mots, les détourne de leur fonction usuelle, instrumentale ; les porte à leur puissance superlative. Jusqu’à l’éclatement, jusqu’a la déchirure. Le langage littéraire est un langage blessé. A l’origine de la parole il y a la déchirure, le hiatus irrécupérable entre le fond sauvage, abyssal auquel initialement elle s’arrache et les signes qui l’asservissent et l’inscrivent dans la culture ; à l’origine il y a le cri. « Lelangage humain est à jamais un cri qui est né de l’imitation des fauves et qui s’est passionné en nous, organe inhumain organisant aussitôt les deux pathos qui nous assaillent, thanatique et érotique, de douleur et de plaisir. »

Plutôt que le Logos impassible qui a rompu tout lien avec le pathos du corps, le langage littéraire est une bouche. Une bouche d’ombre, une bouche béante avec un pourtour de chair – les lèvres. La bouche signifie l’ancrage de la parole dans un lieu de chair, dans un corps qui jouit et souffre. La bouche signifie simultanément la parole et le lieu d’où elle vient. Elle ramène le Logos qui se veut libre de toute condition à la singularité d’un lieu, à la condition d’un corps, au statut précaire de l’humain.

La bouche laisse affleurer la profondeur à la surface, l’«indicible fécondité » à la calme ordonnance du discours. La bouche est le siège du souffle, ce « jet pneumatique » dont vit la parole. Le souffle rattache le dedans au dehors, la source à la floraison. Il expulse le cri dérobé. Il est le rythme et la respiration qui ponctuent le texte. Pour se frayer un passage au dehors, le souffle traverse des barrages de chair, l’obstruction de la gorge, la vibration d’un ensemble d’organes qui servent à la constitution de la parole, au déploiement de la voix. La parole qui surgit ainsi est une parole incarnée. Elle n’ignore pas l’avant pré-langagier, le lieu de chair où elle plonge ses racines.

Ainsi, le langage littéraire vient d’un lieu plus profond que le langage commun. Il réémerge sans cesse à partir de ce qui lui résiste. Il s’arrache à un fond sauvage indompté qu’il porte au plus intime mais sur lequel il n’a pas de prise : un fond sans fond qui est tout à la fois son lieu de perdition et la source à laquelle il s’abreuve. Plus la perdition – l’aphasie constitutive de tout parler vrai – est proche, plus la source est intarissable.

Une bouche ouverte sans fond se dit en grec chaos. Chaos – c’est aussi la gueule béante du fauve dont les mâchoires ne se referment jamais. La bouche, le chaos, le gouffre, l’abîme. Le langage « qui donne ce qu’il n’a pas » a trait à l’abîme. La bouche est vorace, affamée, elle se nourrit de sa propre faim. « Je pense à ma faim. Il n’est pas de faim qui s’assouvisse et perde au cours du jour le désir de dévorer encore. J’ai trop lu pour ne pas être insatiable. » La faim renvoie au silence, mais le silence renvoie à l’effervescence sauvage qui précède la parole et dont la parole se nourrit : « Il n’y a pas d’œuvre qui ne renvoie pas à une faim qui la domine. Et qui ne replonge dans le silence d’autant plus tumescent qu’elle le dresse en abîme plutôt qu’elle le comble. »

Le langage littéraire qui cherche à surprendre dans les mots «les vestiges de la bestialité », est un langage violent. Il transporte vers une chose un mot qui désigne une autre chose. C’est la « violence décontextualisante » du langage qui désordonne tout discours. Cette violence se dirige contre le langage conventionnel qui est un langage sacrifié, prédécoupé, qui a coupé court à l’origine sauvage qui le précède, qui s’institue par cette coupure, par ce sacrifice de la « chose » en vue de sa promotion au sens. Il ne connaît la chose que par le sens qui la vêt. Le monde comme cosmos (en grec : parure, bel attelage) est un « vêtement de sens » qui couvre le réel et le tient attelé tant et si bien que rien ne parait autrement que couvert, « vêtu ». Mais sous le vêtement trop étroit, savamment découpé, la chose ficelée étouffe. Elle ne nous présente que sa face connue, momifiée, flétrie par l’usage.

Le langage comme Logos et le langage comme littérature sont dès lors deux démarches opposées, deux modes différents de se rapporter au réel. Le Logos vêt, la littérature dénude. « Les paroles usuelles sont comme des vêtements qui dissimulent, alors que le langage littéraire est le langage nu jusqu’à l’effroi » Que veut dire la nudité du langage ? Rien d’autre que cette expérience radicale qui le porte à son extrême puissance lorsqu’il montre le réel – ce qui devait rester caché – illicitement, c’est-à-dire hors sens. Cette expérience exige que soit chassé du langage tout ce qui est compromis par le long usage du « sens », tout ce qui a déjà servi, afin qu’il soit saisi dans ses premiers balbutiements, dans sa matière sensible encore rebelle au concept. « Les littéraires ne doivent pas s’identifier au langage in flore (les systèmes) ni même au langage in herba (le langage vernaculaire), mais au langage in germine, à la semence originaire germinative, à la littera, à la substance littéraire : fais de la semence germinative qui t’a fait la praxis de ta vie ». Telle est la leçon que Pascal Quignard, en remontant à la source de la culture occidentale par une longue  fréquentation de textes anciens, de préférence grecs et latins, donne à l’écrivain d’aujourd’hui qui pour avoir assimilé une tradition trop chargée et trop éloignée de ses commencements, oublie parfois la violence, la férocité, qui originairement appartiennent au langage dans la force vive de son jaillissement. Chacun de ses textes, dont Terrasse à Rome est un exemple, témoigne de cette expérience unique où une parole excessive, dérangeante fait intrusion dans le tissu langagier, bouleverse les codages symboliques et discrédite le Logos porteur de sens.

 

Harita Wybrands

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