Dukovski : L’autre côté – à l’écoute de ce qui reste

 

Tout en appartenant à la plus jeune génération des auteurs dramatiques macédoniens, Dejan Dukovski a pratiquement contourné le  statut d’auteur local. Il s’est d’emblé  projeté  au centre du malaise européen. On connaît son parti pris contre les hypocrisies officielles, les discours bien pensants, contre tout ce qui se veut supérieur et didactique. Et symétriquement, sa prédilection pour l’infra, la sphère basse de la réalité, l’univers chaotique des êtres tombés, voués à l’anarchie des instincts, la violence de ce qui n’a pas de langage. L’autre côté des discours normatifs.

L’autre côté, c’est précisément le titre de sa nouvelle pièce. Je me suis donné pour tâche de faire l’analyse pour ainsi dire philosophique, de ce titre, (même si ce mot ne fait pas nécessairement autorité  ici) afin de trouver (et c’est la le paradoxe qui sauve ma démarche), une clé à la lecture de Dukovski qui ne soit soumise à aucune transcendance. Qui ne soit pas interprétative, qui ne cherche pas  à dégager un sens supérieur à ce qui se donne comme « premier degré ».

Cette pièce, une farce tragique, à la mesure d’un monde désorienté, est hantée, tout comme les autres pièces de Dukovski, par le fantôme de la guerre qui, même finie, continue à  poursuivre ses ravages dans des vies individuelles. (Mais est-elle vraiment finie ? – demande avec suspicion un personnage). Qu’importe ! Cette question  ouvre déjà  une perspective plus vaste ; la guerre si elle n’était pas là, il aurait fallu l’inventer ! Que serait en effet l’écriture de Dukovski sans cette catastrophe préliminaire, ce toujours déjà là de la catastrophe ? Car la vie des êtres est désormais scindé en un avant et un après,  et il faut dire en passant qu’il n’y a pas de devenir tragique qui ne soit précédé par quelque grande catastrophe faisant figure d’origine oubliée qui tisse pourtant le canevas douloureux du présent. Tous les personnages sont des survivants au sens concret et figurés, ils bricolent désormais leur « seconde vie » Une seconde vie sans commencement ni fin : en effet, c’est le cas de le signaler, la pièce commence par la fin et finit par le commencement, ce qui veut dire que fin et commencement se rejoignent dans un cercle infernal où rien ne peut vraiment finir et ni sérieusement commencer. Un espace-temps qui définit au sens propre le chaos, car le vrai monde s’est effondré, ne reste plus que cet entre-deux, entre fin et commencement, un simple passage de l’un à l’autre, et concrètement sur la scène – du bistro à la rue, du bar aux pissotières et inversement. Le temps piétine et régresse, anesthésié par la vodka, assurant, dans la répétition, inexorable, l’éternelle ivresse des damnés où vie et mort se côtoient et s’échangent comme dans une partie de roulette russe.

 

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Voila pour l’anecdote. Mais il me semble qu’il faut chercher au-delà. Malgré les quelques repères historiques, les éléments narratifs n’épuisent pas la portée de ce qui se joue ici. Ce prétendu réalisme, offre à peine de lamatière pour un commentaire plus ambitieux. Et puis, a-t-on jamais rencontré une réalité qui ressemble à ça ? On reste aux abois comme devant certains tableaux dits « abstraits » lorsqu’on se demande: qu’est-ce que ca veut dire ? Et qu’on doit se rendre à l’évidence que ça ne veut précisément rien dire. Et c’est là qu’il faut chercher.

Autant dans Qui est L’enfoiré qui a commencé le premier on trouvait des indices qui pointaient vers une métaphore à portée critique, qui appelait le décryptage, ici, on dirait, il n’y a rien à raconter, rien à comprendre. Il n’y a pas de second degré, pas de sens profond derrière le sens manifeste. Alors, quelle  frustration pour le commentateur !

Le malaise, la  perplexité devant l’irrecevable, le sentiment de ne pas être assez intelligent, ou de l’être trop. L’impression quasi physique d’un enlisement dans une matière sans nom.

Ill ne faut pas sous-estimer ce côté déceptif. Le titre. Revenons au titre :

Ce titre donc, L’autre côté ouvre déjà des abîmes d’interrogation si on entend l’autre côté non pas comme une autre version d’une même réalité, mais comme l’autre de toute réalité, de La réalité comme telle, Puisque le monde visible – ce qu’on appelle la réalité – n’a qu’un côté, celui précisément qui se donne à voir. C’est le Toutdu monde dans la légitimité de sa présence. L’autre cote du Toutnest rien, le tout n’a pas d’envers, par conséquent, l’autre côté de Dukovski n’est  rien qui soit déjà là, mais une dimension qui est toujours à nouveau à réinventer, à ouvrir, en creux de la surface visible où se déploie le monde. Tel est le défi du titre lui-même pour commencer, la provocation est de taille, car elle introduit dans le jeu un autre impensable qui tombe hors sens et hors discours. Ce qui reste quand tout a été dit, un moins que rien, ou un excès sur ce qui est à voir.

 

« Circulez il n’y a rien à voir ! » chacun connaît cette formule dont se sert la police pour chasser les curieux lorsqu’il y a un accident de la route. Comme rien n’est anodin – et  c’est bien l’ordre qui ici s’exprime  – l’ordre  proclame un rien à voir lorsque pèse sur lui la menace d’un dérèglement – et se met en devoir de réinstaurer la frontière  qui sépare ce qui est à montrer de ce qui est à cacher. La loi  rétablit  la circulation  en jetant un interdit de regard sur ce qui, par un  outrage à la forme, menace l’intégrité du visible. Elle interdit de voir la non forme – l’innommable, l’informe – comme si ce n’était rien. Ce qui tombe hors de la législation des noms et des formes n’est rien à voir, n’est rien tout court.  De la même façon, le discours exclut  ce qui fait obstacle à la circulation des signes, ce qui s’exhibe à découvert tel quel, hors norme – hors sens, hors forme. Il l’exclut comme si ce n’était rien.  Le rien, dans les deux cas, est quelque chose qui n’est pas destiné à être vu. Un lieu vide, un point aveugle.

A moins de  faire de ce rien – de ce lieu vide – le lieu même de la monstration, de chercher systématiquement, méthodiquement,  à montrer  cela  qui est désavoué par le monde comme n’étant rien. Je hasarde ici l’hypothèse que c’est là le défi propre de la démarche de Dukovski, la singularité de son écriture : Montrer cela même qui devait rester caché. Montrer ce qui n’est pas destiné à la vue, ce qui tombe hors de la sphère couverte par le sens. Une stratégie de la monstration qui contourne la législation de la visibilité, qui est une transgression par rapport à l’ordre du visible. Celui qui transgresse l’interdit par lequel se préserve cet ordre, introduit le scandale dans le monde, une césure dans la réalité. Il montre à vif l’œuvre de la mort qui travaille les formes, ouvre devant nous la perspective effrayante du dérèglement, la défaillance de la présence.

 

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L’enjeu de la pièce n’est donc pas du côté du sens, ne se laisse pas approcher par l’interprétation. Celle-ci n’aura pas le dernier mot. Aucune grille de classement ne marche avec un texte qui travaille à contre-courant du sens, qui se méfie de toute vérité. L’écriture procède par retranchement, il s’agit d’écarter du langage tout ce qui  a été compromis par le long usage d’une tradition, tout ce qui se veut à priori intelligent, normatif. De fuir les hypocrisies dont est infesté le monde bien pensant, les impostures des idées classificatrices, discriminatrices.

 

Mais la langue récusée  comme discours,  offre d’autres possibilités.  Détournée  de sa fonction première instrumentale, elle peut servir une autre cause : au lieu  d’être un vêtement  de sens qui confère sa légitimité à tout  apparaître, elle contribue, (comme à contre courant d’elle-même), à découvrir la désolante nudité des choses que le sens a délaissées. La scène est alors le lieu où  cette désolation peut se montrer. Elle est le lieu  de la faille, le sol effondré du  monde  où  peut émerger quelque chose  d’autre, d’irrecevable, d’excessif. Le dialogue embraie su les corps, fait émerger les corps par delà les identités. Une étrange la violence se dégage de cette présence  illégitime, innommable, quasi obscène qui réatteste toujours à nouveau qu’il n’y a rien à voir, mais tout à montrer. Contre les facilités rhétoriques du langage opératoire, Dukovski préfère donc l’ineptie, le cliché le plus dérisoire, le quasi balbutiement au bord du mutisme. Il faut un langage volontairement inepte larvaire, mutilé, qui n’énonce aucun  sens, pour  afficher, pour exhiber dans toute sa brutalité l’horreur nue de la vie. Et cette exhibition de la vie tombée hors  sens a quelque chose de monstrueux.

 

(Il est intéressant  de  rappeler ici que l’étymologie du mot montrer – du latin monere, puis,  monstrare  – renvoie à  monstrum  – le monstre. Je cite : « Le monstre  expose, met  sous les yeux  ce dont la norme nous garde, ce dont la norme nous éloigne nous protège. Le monstre  nous confronte à cette part invisible, que la norme tient à distance. Le monstre nous parle de nous mêmes sur un mode subversif »)

Le monstre nous rappelle donc l’inconsistance des formes, il est de soi la mise à nue de la forme, son en deçà invisible.

 

On rejoint ici le tragique, si le tragique est le spectacle qui montre  du non-voir. Mais la violence du tragique n’a  rien de spectaculaire. C’est une version du tragique à la mesure de notre temps. Le monde  tragique sans tragédie, tragicomique plus exactement. Un monde dont le tragique consiste dans le fait  qu’il n’admette aucune catharsis.  Rien ne peut se déployer, car, de toute façon il n’y a pas de temps –leitmotiv qui revient tout au long de la pièce.  Le mal se désamorce lui-même et s’épuise dans le ressassement. Tout se consume sur place. Le cercle se resserre  toujours plus dans une répétition infernale. L’action ne se projette  vers aucun  avenir, ne vient d’aucun passé.  On ne capitalise rien pour la scène suivante. Il s’agit seulement de ne pas quitter ce lieu en deçà de tout lieu habitable, ce sol effondré, au bord du mutisme. L’infra. Il s’agit d’accrocher  au passage ce qui échappe aux discours globalisants, mais ce  n’est rien d’éloquent, ni de consistant, ni même de convainquant – car il émerge de l’autre côté du pouvoir et de la forme. Et de ce côté il n’y a que des jaillissements sauvages, des irruptions outrancières – car, une fois de plus, ce ne sont que des restes tombés hors discours. Des restes abjects qui résistent par leur insignifiance même ou leur insignifiabilité. Et leur façon de s’imposer n’est pas l’affirmation claire mais l’intrusion illicite,  un peu visqueuse, de l’exclu.

 

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Faire du théâtre avec des restes des systèmes de sens, avec des débris humains, proscris  par la société, survivants des grandes catastrophes – tout ce qui émerge clandestinement des décombres d’un monde en ruine, – c’est radicaliser, porter à l’extrême ce que toutes les rhétoriques cherchent  au contraire à recouvrir – le fait que l’ancien monde n’est plus.

Que le monde – ce monde là – ne soit plus – c’est peut- être cela l’essentiel qu’il faut garder en mémoire et ce qui reste à montrer par delà tout réalité instituée, ne se  mesure pas aux systèmes de valeurs inopérants que véhiculent encore les discours. Il n’est pas besoin de recourir – au moins au théâtre, surtout au théâtre – aux impostures raisonnables qui s’épuisent à fabriquer des tromperies salvatrices.

 

Si la dignité humaine se trouve quelque peu lésée de se voir ravalée à un sous-monde sans recours, qui se déploie dans le registre du bas  et du grossier, c’est que ce registre au moins est à l’abri de toute prétention à une quelconque vérité, c’est que seule cette misère, cette abjection peut faire violemment honte à la bassesse spirituelle qui le plus souvent aujourd’hui tient lieu de Vérité.

 

Harita Wybrands