Nenad Zilic : l’image dé-figurée
Défiant le verdict sans appel sur la mort de l’art proclamée par Hegel, la phénoménologie contemporaine voit dans celui-ci la voie royale d’accès aux choses mêmes, le lieu privilégie de la réhabilitation du sensible et de le rencontre du réel. On ne peut aujourd’hui explorer le sensible sans entamer l’unité de l’objet, sans détruire le couple fond et forme, sans désunir le réel du sens qui l’enferme et le re-présente. Et s’il faut présenter le corps, ce sujet privilégié de toute une glorieuse tradition, comment le faire sans déchirer le « vêtement » de sens qui l’institue dans sa forme convenue, reconnaissable? Si le peintre doit rejoindre la pulsation interne de la chose sensible dans sa production jaillissante, c’est en faisant éclater la forme qui la vêt, en dénudant le visible jusqu’aux entrailles. Le corps, interrogé de l’intérieur de la tradition qu’il s’agit de remettre en cause, sera désormais non pas objet a représenter mais, tâche difficile, le lieu d’absence de toute représentation.
La peinture de Nenad Zilic, peinture où le corps occupe une place centrale, se situe exactement à ce point de croisement entre la forme visible destituée de son rang d’image et le surgissement de l’invisible qui l’institue. Selon Merleau-Ponty, « Le tableau ne gère pas l’organisation du visible en comblant autrement le déjà vu : il ajoute à la masse des phénomènes déjà vus ou éventuellement prévisibles un phénomène absolument nouveau, non encore vu ». En suivant cette ligne de conduite, on est tenus à regarder les tableaux de Zilic non pas en ce qu’ils sont mais en ce qui les amène à être tels, leur naissance hésitante en même temps que leur statut d’œuvres achevées. L’œil qui regarde doit refaire à rebours le chemin vers le geste essentiellement subversif qui amène a la vue ce qui du sensible se dérobe à toute forme de représentation. Quand le non représentable se donne à voir, toute figure est soumise à l’épreuve d’une dé-figuration qui est la trace en elle de sa venue au visible.
Dans un texte qui retrace les étapes de son parcours depuis ses années d’étudiant jusqu’ à sa maturité de peintre affirmé, Zilic insiste sur le malaise qu’ éprouve le peintre devant le conflit que suscite en lui la référence au modèle, la figure dans un espace donné – et l’émergence imprévue, rebelle à la figure qui désoriente toute anticipation. La destruction de la forme se fait dans son émergence même, non pas dans la décomposition de ce qui est déjà institué, mais dans le tâtonnement d’un mouvement qui décrit dans sa marche l’émergence qu’il donne à voir. La force jaillissante du geste précède la forme dans son statut achevé, reporte indéfiniment le moment de sa stabilisation dans des contours définitifs.
Qu’au centre de ce travail soit le corps dans sa figure archétypique – le corps du Christ sur la croix – et ce, avec une fréquence répétitive, à travers une série infinie de métamorphoses, n’est donc certainement pas sans importance. A travers le corps éclaté en chair, Zilic, dans une sorte de redondance significative, renchérit sur sa vocation de creuser le sensible jusqu’à ses ultimes retranchements. L ‘évènement paroxystique de notre culture – la mise à mort monumentale et fondatrice du corps de Dieu, où le monstrueux et le sublime sont étroitement chevillés – polarise l’énergie du peintre dans une sorte de travail de recodage de la tradition où s’élabore le tragique de notre époque : la mise en scène agonique de l’énigme de l’humain au cœur-même de sa plus grande déperdition de sens. Contrairement au Christ mort de Holbein le Jeune dont la rigidité cadavérique suscita le désarroi de Dostoïevski dans la mesure où elle décourage toute idée de résurrection, ici le corps, pareillement amputé de toute dimension d’espoir, s’ouvre à la profondeur de la chair, creusant un espace au-dedans de la figure, un volume sous la surface. La forme se défait sous l’action de forces ravageuses. La crucifixion devient écartèlement. La Création d’Eve, une des toiles cruciales de cette œuvre, le montre magistralement. La chair écartelée, dans une poussée de naissance jaillissante, se fond dans une masse homogène où forme et fond se confondent, et où le dedans et le dehors, parfaitement réversibles, émergent simultanément. On retrouve ici mieux que partout ailleurs ce geste propre à l’œuvre de Zilic qui consiste, dans le double mouvement d’enroulement et de déroulement, à faire passer la chair profonde au dehors. Ainsi, la surface frissonnante, parcourue de pulsations internes donne à voir l’épanouissement du volume entier. Une nappe vibrante qui entraine dans un mouvement convulsif, ensemble surface et profondeur. Invagination de la chair qui tout à la fois s’exhibe et se réabsorbe, se réengloutit en elle-même, laissant des masses en haillons, des pans de matière lisse tantôt d’une transparence diaphane, tantôt d’une épaisseur opaque, boursoufflée, tassée en plissures et froissements. Une œuvre du passé nous vient à l’esprit malgré nous – La Raie de Chardin- avec ses diaprures sublimes et obscènes, mais cela prouve que la peinture n’a jamais eu qu’un seul objet : peindre la chose sensible dans la nudité de son apparaître, par delà les modes et les époques.
Nenad Žilić est né en 1957 à Požega. Il a fait ses études à Beogradu et à Vienne. Il a eu de nombreux prix, entre autres de la Fondation de France en 2002.
Harita Wybrands
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